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Soyez un peu plus négatif
C’est autour des années 1900 qu’Emile Coué, pharmacien, inventa la fameuse « méthode Coué ».
Grand promoteur de « l’autosuggestion », il rédigea un traité affirmant que, pour aller mieux, il fallait se répéter tous les soirs, dans son lit : « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux ».
Ses théories, inspirées de Bernheim, connurent un succès international. Elles furent reprises aux Etats-Unis par Norman Vincent Peale, auteur de « The Power of Positive Thinking » (La puissance de la pensée positive). Publié dans les années 50, son livre fut interprété par le grand public comme une « grande nouveauté ». Il conseillait lui aussi de faire des efforts délibérés pour parler de tout de façon positive, ce qui ne tarderait pas, selon lui, à nous rendre plus heureux.
Et aujourd’hui, soixante ans plus tard, magazines et psys nous recommandent toujours, pour aller mieux, d’adopter la « positive attitude », nous présentant cette solution comme moderne.
Il n’y a pas de doute que, pour une partie de la population, s’efforcer de voir la vie en rose aide à maintenir le moral.
Mais il semblerait que, pour d’autres, ces efforts produisent l’effet inverse : imaginer que l’avenir sera forcément radieux renforce la peur d’échouer et de souffrir si ces attentes ne se réalisent pas. Et au contraire, se préparer à quelque accident peut provoquer un soulagement, et même des bouffées de bonheur, lorsqu’on s’aperçoit que, finalement, tout s’est bien passé !
La question est de savoir : à quelle catégorie appartenez-vous ?
A quelle catégorie appartenez-vous ?
Si vous êtes dans la seconde catégorie, celle des personnes qui préfèrent s’attendre au pire, il est probable que votre entourage vous reproche volontiers d’être pessimiste, défaitiste, triste.
Mais la réalité est que ce n’est pas forcément le cas.
Vous pratiquez peut-être, sans le savoir, ce que le psychothérapeute new-yorkais Albert Ellis, décédé en 2007, appelait « la voie négative vers le bonheur ».
Il s’agit d’un des principes clés de la philosophie stoïcienne, qui date de la Grèce antique : le meilleur moyen de se préparer à un avenir incertain est parfois d’envisager le scénario du pire, et non du meilleur.
Si vous craignez de perdre votre emploi, votre argent, votre « niveau de vie », le philosophe stoïcien Sénèque conseillait de passer régulièrement quelques jours dans la misère, vous nourrissant « de la nourriture la plus chétive et la plus commune, couvert d’un vêtement rude et grossier ». « Nous serons riches avec moins d’inquiétude, si nous savons combien la pauvreté est facile à supporter. » expliquait-il. (1)
Cela vaut aussi dans nos relations avec les personnes que nous aimons : si l’on ne place pas trop d’espoir ou de confiance dans ce qu’elles vont faire pour nous, on est moins facilement déçu. Ne rien attendre, ou peu attendre, élimine le ressentiment, la déception, et favorise au contraire les bonnes surprises.
Préparez-vous au pire
Le fait de réfléchir calmement au scénario du pire et de s’y préparer mentalement est un exercice bien connu des philosophes. Ils l’appellent le « Premeditatio Malorum », c’est-à-dire la préméditation des maux, ou des malheurs.
Le but est de s’imaginer dans la pauvreté, la souffrance et la mort. Vous devez considérer la réalité de l’existence face à face, ne pas nier que cela pourrait vous arriver, que cela va même sûrement vous arriver dans le cas de la mort. Mais vous devez en même temps bien avoir à l’esprit que ce ne sont pas des choses tristes ou injustes, puisqu’elles ne dépendent pas de nous. Ce sont des faits de la nature, et la seule manière d’y échapper aurait été de ne pas naître.
Cette technique peut aider à limiter l’anxiété. Un tiers de la population environ y recourt de façon spontanée. Les psychologues appellent cela du « pessimisme défensif ». La pensée positive, par contraste, vise à vous convaincre que tout ira bien, ce qui peut renforcer chez certains la conviction qu’il serait catastrophique que ce ne soit pas le cas.
Si vous êtes dans la catégorie des « pessimistes défensifs », vous serez en fait plus heureux si vous arrêtiez d’essayer de vous réjouir de l’avenir. En réduisant vos attentes, et même en vous préparant au pire, votre vie vous apportera plus de satisfaction.
Pourquoi les personnes vivant dans les pays pauvres se déclarent-elles souvent plus heureuses que les habitants des pays riches ? C’est parce qu’elles sont conscientes que rien ne leur est acquis, et sont prêtes psychologiquement à chaque instant à tout perdre : leur maison, leurs proches, leur vie…
La conséquence est que, tant qu’elles ne sont pas tuées, elles considèrent que, finalement, tout va bien, et remercient le Ciel tous les matins d’être toujours en vie, même si elles manquent de tout ! D’où leur capacité de sourire, rire, se réjouir, y compris au milieu de difficultés qui nous paraissent insurmontables.
Au contraire, dans les pays riches, nous avons des exigences extrêmement fortes. Nous considérons comme parfaitement normal, par exemple, de pouvoir déposer nos enfants à l’école tous les matins et que des gens s’en occupent jusqu’au soir. Ou que notre maison soit chauffée. Ou qu’il y ait de la nourriture dans les magasins, de l’essence dans les pompes à essence. Si jamais le moindre grain de sable se glisse dans la mécanique, nous éprouvons une énorme impression d’injustice, de colère. Il en va de même pour nos projets professionnels, nos projets de vacances, etc.
Envisager le pire : la voie de la réussite
La question du niveau de bonheur que nous ressentons est donc en fait extrêmement lié à la question de nos attentes. Plus nous attendons des autres, et de la vie, plus haut est le risque d’éprouver de la déception, de la tristesse, si ces espoirs sont déçus.
Pendant la Guerre du Vietnam, les soldats américains emprisonnés par les Viet Congs et qui avaient le plus d’espoir dans l’avenir – d’être libérés à Noël par exemple – avaient le moins de chance de survivre. Ceux qui s’attendaient au pire, au contraire, parvenaient à résister parce qu’ils n’étaient jamais surpris ni déçus, et ne fondaient pas d’espoirs déraisonnables sur les bonnes intentions de leurs tortionnaires.
Des recherches menées par Saras Sarasvathy, professeur associée d’administration des entreprises à l’Université de Virginie, montrent que vivre sans attentes déraisonnables n’est pas seulement nécessaire à un meilleur équilibre intérieur ; cela entraîne aussi souvent une plus grande réussite professionnelle.
Dans un projet de recherche, elle a interrogé 45 chefs d’entreprise ayant mené leur société jusqu’à l’introduction en Bourse (étape considérée aux Etats-Unis comme l’ultime succès pour un entrepreneur). Aucun d’entre eux n’avait planifié cela au départ, ni n’avait fait d’étude de marché lui ayant permis de prévoir ce succès.
Au contraire, au lieu de se fixer un objectif magnifique, puis d’établir un plan pour l’atteindre, tous ces entrepreneurs étaient partis de la réalité de leur situation, des ressources qu’ils avaient à disposition, puis avaient fait le point sur les objectifs qu’il était raisonnable d’atteindre, vu les contraintes. Plutôt que de réfléchir à la possibilité de gains spectaculaires, ils se sont demandés quelle serait leur perte si l’entreprise échouait. Si cette perte leur semblait supportable, ils se mettaient au travail. (2)
La « voie négative » est donc une école de réalisme, et c’est peut-être ce qui explique que les personnes qui l’empruntent réussissent souvent mieux que les autres. L’avenir est en effet incertain, et il est vrai que les choses peuvent mal tourner, aussi bien que bien tourner. Si vous ne vous êtes préparés qu’à la deuxième hypothèse, vous vous retrouvez tout déconfit si les choses tournent mal.
Au contraire, si vous vous étiez préparés à ce que les choses tournent mal, et que vous avez la divine surprise de voir qu’elles tournent bien, vous êtes alors en position optimale pour profiter de la situation au maximum.
A votre santé !
Jean-Marc Dupuis
- Sénèque [2,18] XVIII. Amusements du sage.
- Cité dans The Wall Street Journal, 7 décembre 2012, « The Power of Negative Thinking », par Olivier Burkeman.
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